Portrait d'un franc-maçon par Maupassant : "Mon oncle Sosthène"
Une nouvelle de Maupassant "Mon oncle Sosthène" où
celui-ci se moque (plutôt férocement) des francs
maçons anticléricaux du XIX ème siècle. On
rapprochera ce texte des caricatures de "l'assiette au beurre". Pour
faire bonne mesure, je mettrai en contrepoids un passage de Jules
Romains dans "les hommes de bonne volonté" où les
maçons sont présentés sous un jour un peu plus
favorable.
Mon oncle Sosthène était un
libre penseur comme il en existe beaucoup, un libre penseur par
bêtise. On est souvent religieux de la même façon.
La vue d'un prêtre le jetait en des fureurs inconcevables ; il
lui montrait le poing, leur faisait des cornes, et touchait du fer
derrière son dos, ce qui indique déjà une
croyance, la croyance au mauvais oeil. Or, quand il s'agit de croyances
irraisonnées, il faut les avoir toutes ou n'en pas avoir du
tout. Moi qui suis aussi libre penseur, c'est-à-dire un
révolté contre tous les dogmes que fit inventer la peur
de la mort, je n'ai pas de colère contre les temples, qu'ils
soient catholiques, apostoliques, romains, protestants, russes, grecs,
bouddhistes, juifs, musulmans. Et puis, moi, j'ai une façon de
les considérer et de les expliquer. Un temple, c'est un hommage
à l'inconnu. Plus la pensée s'élargit, plus
l'inconnu diminue, plus les temples s'écroulent. Mais, au lieu
d'y mettre des encensoirs, j'y placerais des télescopes et des
microscopes et des machines électriques. Voilà !
Mon
oncle et moi nous différions sur presque tous les points. Il
était patriote, moi je ne le suis pas, parce que le patriotisme,
c'est encore une religion. C'est l'oeuf des guerres.
Mon oncle était franc-maçon. Moi, je déclare les
francs-maçons plus bêtes que les vieilles dévotes.
C'est mon opinion et je la soutiens. Tant qu'à avoir une
religion, l'ancienne me suffirait.
Ces nigauds-là ne font qu'imiter les curés. Ils ont pour
symbole un triangle au lieu d'une croix. Ils ont des églises
qu'ils appellent des Loges, avec un tas de cultes divers : le rite
Écossais, le rite Français, le Grand-Orient, une
série de balivernes à crever de rire.
Puis, qu'est-ce qu'ils veulent ? Se secourir mutuellement en se
chatouillant le fond de la main ? Je n'y vois pas de mal. Ils ont mis
en pratique le précepte chrétien : "Secourez-vous les uns
les autres." La seule différence consiste dans le
chatouillement. Mais, est-ce la peine de faire tant de
cérémonies pour prêter cent sous à un pauvre
diable ? Les religieux, pour qui l'aumône et le secours sont un
devoir et un métier, tracent en tête de leurs
épîtres trois lettres : J.M.J. Les francs-maçons
posent trois points en queue de leur nom. Dos à dos,
compères.
Mon oncle me répondait : "Justement nous élevons religion
contre religion. Nous faisons de la libre pensée l'arme qui
tuera le cléricalisme. La franc-maçonnerie est la
citadelle où sont enrôlés tous les
démolisseurs de divinités.
Je ripostais : "Mais, mon bon oncle (au fond je disais : "vieille
moule"), c'est justement ce que je vous reproche. Au lieu de
détruire, vous organisez la concurrence : ça fait baisser
les prix, voilà tout. Et puis encore, si vous n'admettiez parmi
vous que des libres penseurs, je comprendrais ; mais vous recevez tout
le monde. Vous avez des catholiques en masse, même des chefs du
parti. Pie 1X fut des vôtres, avant d'être pape. Si vous
appelez une Société ainsi composée une citadelle
contre le cléricalisme, je la trouve faible, votre citadelle."
Alors, mon oncle, clignant de l'oeil, ajoutait : "Notre
véritable action, notre action la plus formidable a lieu en
politique. Nous sapons, d'une façon continue et sûre,
l'esprit monarchique."
Cette fois j'éclatais. "Ah ! oui, vous êtes des malins !
Si vous me dites que la Franc-Maçonnerie est une usine à
élections, je vous l'accorde ; qu'elle sert de machine à
faire voter pour les candidats de toutes nuances, je ne le nierai
jamais ; qu'elle n'a d'autre fonction que de berner le bon peuple, de
l'enrégimenter pour le faire aller à l'urne comme on
envoie au feu les soldats, je serai de votre avis ; qu'elle est utile,
indispensable même à toutes les ambitions politiques parce
qu'elle change chacun de ses membres en agent électoral, je vous
crierai : "C'est clair comme le soleil !" Mais si vous me
prétendez qu'elle sert à saper l'esprit monarchique, je
vous ris au nez.
"Considérez-moi un peu cette vaste et mystérieuse
association démocratique, qui a eu pour grand maître, en
France, le prince Napoléon sous l'Empire ; qui a pour grand
maître, en Allemagne, le prince héritier ; en Russie le
frère du czar ; dont font partie le roi Humbert et le prince de
Galles ; et toutes les caboches couronnées du globe !"
Cette fois mon oncle me glissait dans l'oreille : "C'est vrai ; mais tous ces princes servent nos projets sans s'en douter.
- Et réciproquement, n'est-ce pas ?
Et j'ajoutais en moi : "Tas de niais !"
Et il fallait voir mon oncle Sosthène offrir à dîner à un franc-maçon.
Ils se rencontraient d'abord et se touchaient les mains avec un air
mystérieux tout à fait drôle, on voyait qu'ils se
livraient à une série de pressions secrètes. Quand
je voulais mettre mon oncle en fureur, je n'avais qu'à lui
rappeler que les chiens aussi ont une manière toute
franc-maçonnique de se reconnaître.
Puis mon oncle emmenait son ami dans les coins, comme pour lui confier
des choses considérables ; puis, à table, face à
face, ils avaient une façon de se considérer, de croiser
leurs regards, de boire avec un coup d'oeil comme pour se
répéter sans cesse : "Nous en sommes, hein !"
Et penser qu'ils sont ainsi des millions sur la terre qui s'amusent
à ces simagrées ! J'aimerais encore mieux être
jésuite.
Or il y avait dans notre ville un vieux jésuite qui était
la bête noire de mon oncle Sosthène. Chaque fois qu'il le
rencontrait ou seulement s'il l'apercevait de loin, il murmurait :
"Crapule, va !" Puis, me prenant le bras, il me confiait dans l'oreille
: "Tu verras que ce gredin-là me fera du mal un jour ou l'autre.
Je le sens.
Mon oncle disait vrai. Et voici comment l'accident se produisit par ma faute.
Nous approchions de la semaine sainte. Alors, mon oncle eut
l'idée d'organiser un dîner gras pour le vendredi, mais un
vrai dîner, avec andouille et cervelas. Je résistai tant
que je pus ; je disais : "Je ferai gras comme toujours ce
jour-là, mais tout seul, chez moi. C'est idiot, votre
manifestation. Pourquoi manifester ? En quoi cela vous gêne-t-il
que des gens ne mangent pas de viande ?"
Mais mon oncle tint bon. Il invita trois amis dans le premier
restaurant de la ville ; et comme c'était lui qui payait, je ne
refusai pas non plus de manifester.
Dès quatre heures, nous occupions une place en vue au
café Pénélope, le mieux fréquenté,
et mon oncle Sosthène, d'une voix forte, racontait notre menu.
A six heures on se mit à table. A dix heures on mangeait encore
et nous avions bu, à cinq, dix-huit bouteilles de vin fin, plus
quatre de champagne. Alors mon oncle proposa ce qu'il appelait la
"tournée de l'archevêque". On plaçait en ligne,
devant soi, six petits verres qu'on remplissait avec des liqueurs
différentes ; puis il les fallait vider coup sur coup pendant
qu'un des assistants comptait jusqu'à vingt. C'était
stupide ; mais mon oncle Sosthène trouvait cela "de
circonstance".
A onze heures, il était gris comme un chantre. Il le fallut
emporter en voiture et mettre au lit, et déjà on pouvait
prévoir que sa manifestation anticléricale allait tourner
en une épouvantable indigestion.
Comme je rentrais à mon logis, gris moi-même, mais d'une
ivresse gaie, une idée machiavélique, et qui satisfaisait
tous mes instincts de scepticisme, me traversa la tête.
Je rajustai ma cravate, je pris un air désespéré,
et j'allai sonner comme un furieux à la porte du vieux
jésuite. Il était sourd ; il me fit attendre. Mais comme
j'ébranlais toute la maison à coups de pied, il parut
enfin, en bonnet de coton, à sa fenêtre, et demanda :
"Qu'est-ce qu'on me veut ?"
Je criai : "Vite, vite, mon révérend père,
ouvrez-moi ; c'est un malade désespéré qui
réclame votre saint ministère !"
Le pauvre bonhomme passa tout de suite un pantalon et descendit sans
soutane. Je lui racontai d'une voix haletante, que mon oncle, le libre
penseur, saisi soudain d'un malaise terrible qui faisait prévoir
une très grave maladie, avait été pris d'une
grande peur de la mort, et qu'il désirait le voir, causer avec
lui, écouter ses conseils, connaître mieux les croyances,
se rapprocher de l'Église, et, sans doute, se confesser, puis
communier, pour franchir, en paix avec lui-même, le redoutable
pas.
Et j'ajoutai d'un ton frondeur : "Il le désire, enfin. Si cela
ne lui fait pas de bien cela ne lui fera toujours pas de mal."
Le vieux jésuite, effaré, ravi, tout tremblant, me dit :
"Attendez-moi une minute, mon enfant, je viens." Mais j'ajoutai :
"Pardon, mon révérend père, je ne vous
accompagnerai pas, mes convictions ne me le permettent point. J'ai
même refusé de venir vous chercher ; aussi je vous prierai
de ne pas avouer que vous m'avez vu, mais de vous dire prévenu
de la maladie de mon oncle par une espèce de
révélation."
Le bonhomme y consentit et s'en alla, d'un pas rapide, sonner à
la porte de mon oncle Sosthène. La servante qui soignait le
malade ouvrit bientôt et je vis la soutane noire
disparaître dans cette forteresse de la libre pensée.
Je me cachai sous une porte voisine pour attendre
l'événement. Bien portant, mon oncle eût
assommé le jésuite, mais je le savais incapable de remuer
un bras, et je me demandais avec une joie délirante quelle
invraisemblable scène allait se jouer entre ces deux
antagonistes ? Quelle lutte ? quelle explication ? quelle
stupéfaction ? quel brouillamini ? et quel dénouement
à cette situation sans issue, que l'indignation de mon oncle
rendrait plus tragique encore !
Je riais tout seul à me tenir les côtes ; je me
répétais à mi-voix : "Ah ! la bonne farce, la
bonne farce !"
Cependant il faisait froid, et je m'aperçus que le
jésuite restait bien longtemps. Je me disais : "Ils
s'expliquent."
Une heure passa, puis deux, puis trois. Le révérend
père ne sortait point. Qu'était-il arrivé ? Mon
oncle était-il mort de saisissement en le voyant ? Ou bien
avait-il tué l'homme en soutane ? Ou bien s'étaient-ils
entre-mangés ? Cette dernière supposition me sembla peu
vraisemblable, mon oncle me paraissant en ce moment incapable
d'absorber un gramme de nourriture de plus. Le jour se leva.
Inquiet, et n'osant pas entrer à mon tour, je me rappelai qu'un
de mes amis demeurait juste en face. J'allai chez lui ; je lui dis la
chose, qui l'étonna et le fit rire, et je m'embusquai à
sa fenêtre.
A neuf heures, il prit ma place, et je dormis un peu. A deux heures, je
le remplaçai à mon tour. Nous étions
démesurément troublés.
A six heures, le jésuite sortit d'un air pacifique et satisfait,
et nous le vîmes s'éloigner d'un pas tranquille.
Alors honteux et timide, je sonnai à mon tour à la porte
de mon oncle. La servante parut. Je n'osai l'interroger et je montai,
sans rien dire.
Mon oncle Sosthène, pâle, défait, abattu, l'oeil
morne, les bras inertes, gisait dans son lit. Une petite image de
piété était piquée au rideau avec une
épingle.
On sentait fortement l'indigestion dans la chambre.
Je dis : "Eh bien, mon oncle, vous êtes couché ? Ça ne va donc pas ?"
Il répondit d'une voix accablée : "Oh ! mon pauvre
enfant, j'ai été bien malade, j'ai failli mourir.
- Comment ça, mon oncle ?
- Je ne sais pas ; c'est bien étonnant. Mais ce qu'il y a de
plus étrange, c'est que le père jésuite qui sort
d'ici, tu sais, ce brave homme que je ne pouvais souffrir, eh bien, il
a eu une révélation de mon état, et il est venu me
trouver.
Je fus pris d'un effroyable besoin de rire. "Ah ! vraiment ?
- Oui, il est venu. Il a entendu une voix qui lui disait de se lever et
de venir parce que j'allais mourir. C'est une révélation."
Je fis semblant d'éternuer pour ne pas éclater. J'avais envie de me rouler par terre.
Au bout d'une minute, je repris d'un ton indigné, malgré
des fusées de gaieté : "Et vous l'avez reçu, mon
oncle, vous ? un libre penseur ? un franc-maçon ? Vous ne l'avez
pas jeté dehors ?"
Il parut confus, et balbutia : "Écoute donc, c'était si
étonnant, si étonnant, si providentiel ! Et puis il m'a
parlé de mon père. Il a connu mon père autrefois.
- Votre père, mon oncle ?
- Oui, il paraît qu'il a connu mon père.
- Mais ce n'est pas une raison pour recevoir un jésuite.
- Je le sais bien, mais j'étais malade, si malade ! Et il m'a
soigné avec un grand dévouement toute la nuit. Il a
été parfait. C'est lui qui m'a sauvé. Ils sont un
peu médecin, ces gens-là.
- Ah ! il vous a soigné toute la nuit. Mais vous m'avez dit tout de suite qu'il sortait seulement d'ici.
- Oui, c'est vrai. Comme il s'était montré excellent
à mon égard, je l'ai gardé à
déjeuner. Il a mangé là auprès de mon lit,
sur une petite table, pendant que je prenais une tasse de thé.
- Et... il a fait gras ?"
Mon oncle eut un mouvement froissé, comme si je venais de commettre une grosse inconvenance, et il ajouta :
"Ne plaisante pas, Gaston, il y a des railleries
déplacées. Cet homme m'a été en cette
occasion plus dévoué qu'aucun parent ; j'entends qu'on
respecte ses convictions."
Cette fois, j'étais atterré ; je répondis
néanmoins : "Très bien, mon oncle. Et après le
déjeuner, qu'avez-vous fait ?
- Nous avons joué une partie de bésigue, puis il a dit
son bréviaire, pendant que je lisais un petit livre qu'il avait
sur lui, et qui n'est pas mal écrit du tout.
- Un livre pieux, mon oncle ?
- Oui et non, ou plutôt non, c'est l'histoire de leurs missions
dans l'Afrique centrale. C'est plutôt un livre de voyage et
d'aventures. C'est très beau ce qu'ils ont fait là, ces
hommes."
Je commençais à trouver que ça tournait mal. Je me
levai : "Allons, adieu, mon oncle, je vois que vous quittez la
franc-maçonnerie pour la religion. Vous êtes un
renégat."
Il fut encore un peu confus et murmura : "Mais la religion est une espèce de franc-maçonnerie."
Je demandai : "Quand revient-il, votre jésuite ?" Mon oncle
balbutia : "Je... je ne sais pas, peut-être demain... ce n'est
pas sûr."
Et je sortis absolument abasourdi.
Elle a mal tourné, ma farce ! Mon oncle est converti
radicalement. Jusque-là, peu m'importait. Clérical ou
franc-maçon, pour moi c'est bonnet blanc et blanc bonnet mais le
pis, c'est qu'il vient de tester, oui de tester, et de me
déshériter, monsieur, en faveur du père
jésuite.